LA MANIF/ 1 Nov 2015

Un corps dépossédé, un corps exposé : ici j’expose mon droit Viviana Méndez Moya (Curtis Putralk). La phrase de l’action de Viviana prend en compte une crispation du sens poétique, certes, mais en effectuant un glissement vers le sens commun d’un mot d’ordre. L’artiste s’expose, elle expose son « je ».

Dans cette représentation elle se met en danger et cela fait parti de la dynamique de la colère : le « je » change. Il se déplace. Il se remplace. L’artiste remplace un par l’autre. Nous ne pouvons pas nous fier au seul « je » de Curtis Putralk. La décision de marcher arborant une pancarte est un acte de colère en soi. L’usage du texte dans la voie publique invite à une lecture participative et à prendre part à la cause de l’artiste. À haute voix, le « je » se démultiplie comme le terme « ici » se déplace. Toute la praxis du titre ici j’expose mon droit renvoie à ce déplacement, malgré l’indication d’un lieu précis par le déictique « ici ». Devant la simplicité de la sentence — elle conserve tout à fait l’esprit d’un mot d’ordre —, elle se contente d’exposer le droit, bien qu’il ne soit pas clairement défini. Pour faire simple, la valeur d’exposition est mise en cause, comme si l’artiste par une action déterminée de la marche construisait dans le champ performatif un instant éphémère, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous organisé par l’artiste dans son garage. Nous avons eu l’accès à un sens de la phrase de Curtis Putralk. Néanmoins, le sens de la phrase tourne, déraisonne dans une solitude nécessaire, bien que l’artiste soit suivi par quelques personnes lors de sa marche. Pour un artiste, le droit d’exposer une œuvre est une question fondamentale. Il garde à fois une question historique et un principe économique. La question historique a pour l’objet le propre domaine de l’histoire de l’art, le rôle d’un artiste dans l’efficacité sociale de son œuvre. Le principe économique par le circuit de galeries d’art, les collectionneurs et le retour matériel d’une œuvre — sa circulation — vers l’artiste lui-même. Mais il y a aussi une histoire des relations entre les liens qui sont faits par des artistes mêmes. Car les artistes revisitent eux-mêmes l’histoire de l’art pour la remettre en cause. Ce faisant, l’histoire se nourrit d’images dans un constant renouvèlement des relations avec les valeurs expressives d’un sens commun. Nous pouvons mentionner trois de ces artistes dont la marche de Curtis Putralk nous traverse : Marcel Broodthaers, Öyvind Fahlström et Robert Filliou. Il s’agit de trois artistes en mouvement, entre l’écriture (ou plutôt une défaillance de l’écriture) et l’action performative du corps. Les trois artistes sont dépossédés et usent d’un style propre à chacun. À titre indicatif, mentionnons quelques-unes de leurs actions comme le Département des Aigles (1970) ou la section financière — Musée d’Art Moderne à vendre pour cause de faillite (1971), de Broodthaers ; ou Mao-Hope March (1966), un film de 16 mm, avec 4 minutes et 30 secondes, où Fahlström a produit plusieurs pancartes avec la photo du comédien Bob Hope et d’autres avec l’image de Mao Tse Tung. Ces questions traversent également la vie et l’œuvre de Robert Filliou, notamment quand il propose une série de réflexions sur la question suivante : peut-on penser à une non-carrière ? Chez eux la colère éclate en ironie, les objets sont assemblés de manière différente et l’écriture utilise une praxis dans la condition artistique. Ce sont des artistes qui s’auto-exposent, sachant que la place du « je » est proprement performative. Chacun de ces artistes n’est plus un individu lorsqu’il se met en œuvre. Un « je » peut en nier un autre. Le « je » artistique s’invite dans la vie sociale afin d’établir un lien esthétique, dirons-nous, pour confondre l’un et l’autre. La performance de l’artiste est directement liée à la notion de production des images dans l’espace public. Dans l’odyssée quotidienne d’une ville, nous nous mêlons anonymement à d’autres. Dans l’espace public, les échanges de regards ne tiennent que quelques secondes. Un visage disparaît derrière un autre. Dans la colère, hors de portée de toute rhétorique, les mots prennent un visage, l’expression d’un cri, d’une douleur, d’une joie. La pancarte arborée par Curtis Putralk, ici j’expose mon droit, est l’expression de son visage dans une colère qui ne se laisse plus aller à une réactivité passive, mais qui emprunte les traits de la joie. Elle a eu une valeur de décharge qui désormais se raconte. Une décharge qui prend des allures d’histoire. Peu de temps après l’action de Curtis Putralk, le 1er novembre, la ville de Paris a été la cible d’attentats meurtriers quelques jours plus tard, le 13 novembre. Voilà sans doute un autre sujet. Mais remarquons seulement qu’avec l’instauration de l’état d’urgence la marche et la colère de Curtis Putralk auraient été tout autres.

Eduardo Jorge de Oliveira